Politique : « Les longs règnes s’achèvent souvent mal » Dixit Haman Mana.

Le journaliste et auteur du livre « Les années Biya » a accordé une interview fleuve àJules Romuald Nkonlak du quotidien Le Jour. Lisons ensemble

Votre livre, « Les années Biya », paraît alors que les Camerounais se préparent une nouvelle fois à élire leur chef de l’Etat. Est-ce un hasard ?

Dans l’avertissement de mon ouvrage, je décris les conditions qui ont été celles de l’écriture de ce livre et je rappelle que l’histoire de cet ouvrage, l’histoire de mon départ du Cameroun à la fin du mois de janvier 2023 et de mon accueil à la Medill School of Journalism de la Northwestern University. Cette institution, parmi les plus anciennes pour la formation des journalistes aux Etats-Unis, a retenu mon projet de recherche et a décidé de l’accompagner. Donc il y a eu cette opportunité et pendant deux années j’ai eu la possibilité de faire cette longue résidence d’écriture qui a permis de collecter le matériau, de le synthétiser et d’en faire ce que j’ai fait. Comme je l’ai dit également dans l’avertissement de cet ouvrage, ce livre c’est un travail où j’ai dû mettre ensemble beaucoup de personnes, des dizaines de confrères dévoués, d’informateurs scrupuleux et d’amis convaincus qui ont donné de leur temps et de leurs moyens pour la réalisation de cette enquête au long cours. Il a fallu mobiliser de la ressource humaine, de la ressource surtout intellectuelle, de la ressource documentaire, pour pour pouvoir en arriver là. Pour répondre finalement à votre question, c’est une opportunité et un hasard qui correspondent également à ce que j’écris, c’est à dire qu’au pays de Paul Biya, on peut exécuter froidement un journaliste petun autre journaliste peut se sentir en insécurité, partir vers l’ailleurs et décider de raconter ce que c’est que les années Biya.

Pourquoi avez-vous ressenti la nécessité de documenter le long règne de M. Biya à la tête du Cameroun ?

Je pense qu’il était important que pour l’histoire le longrine de Paul Biya soit documenté. Raconté e documente. Il était important que cette insidieuse dégringolade soit montrée. Il était important que l’on décompte ces « quarante piteuses », parce que finalement je crois en la valeur du livre, je crois en la valeur de la documentation et ce qui s’est passé au Cameroun sur ces dernières années n’est pas du tout anodin. Il est bon pour demain que l’on sache ce qui s’est exactement passé. C’est pour ça que j’ai attaché beaucoup de prix à l’accumulation presque encyclopédique de tout ce qu’il fallait retrouver, afin que ces années puisse être documentées. Vous savez qu’en général les questions concernant l’histoire ou alors les histoires politiques sont, à partir du moment où on les a pas documentées, falsifiées. Il était question de faire cet arrêt sur images pour que ceux d’aujourd’hui puisse savoir et que ceux de demain puisse avoir une référence. Donc voilà les raisons pour lesquelles j’ai décidé de faire cela. Maintenant, il y a également l’opportunité comme je l’ai dit. La Medill School of Journalism a pour tradition, afin de recevoir chaque visiting, de lui demander qu’elle est la recherche sur laquelle il va être sur le temps de son séjour. Je leur ai proposé cela et ils ont trouvé hyper intéressant et c’est comme cela que le projet a été retenu.

Comment résumer en quelques mots ce que le long règne de Paul Biya a fait au Cameroun ?

Le long règne Biya sur le Cameroun, en résumé c’est un, espoir au début. Deux, c’est déception dès les premières années. Trois, c’est crispation globale de l’homme qui est au pouvoir et qui s’organise pour durer et perdurer. Ensuite, mise en place d’un système global de corruption,  j’allais dire, d’un pacte de corruption global, et résignation des populations. Répression jusqu’à la mort. Il n’y a eu que de la répression pour rester au pouvoir et à la fin, l’impasse. Aujourd’hui il y a cette impossibilité de prévoir ce que dans six mois sera notre pays. Le destin de notre pays est accroché aux artères d’un homme de 92 ans. Comment est-ce que cela est possible ? Comment est-ce qu’une nation accepte que son destin soit ainsi suspendu à l’improbable ? Nous sommes dans une situation telle que la nation camerounais, si elle existe, a besoin de se ressouder, de reprendre son destin en main.Nous sommes à ce carrefour complexe, décisif de l’histoire de notre pays, où nous devons prendre les décisions qui fondamentalement vont déterminer l’avenir de notre pays. A savoir, où est-ce qu’on sombre ou où est-ce qu’on essaie d’avoir une espèce de sauvetage.

Le Cameroun « chemine sur les accotements de l’abîme » selon vous, ce pays peut-il encore éviter l’abîme ?

Je comprends que l’image que j’ai utilisée est sans doute frappante, mais le fait est que combien de fois avons nous vu une si longue dictature s’achever dans des conditions paisibles. C’est compliqué. Les grandes dictatures s’achèvent toujours mal. Dans le cas du Cameroun on voit très bien à quel point ceux qui détiennent le pouvoir sont crispés sur eux-mêmes et aucun prix ils ne céderaient à quelqu’un qui est venu et qui a remporté tranquillement une élection par la voix des urnes. Maintenant lorsque le grand potentat qui les détient va par la force de la nature ne plus être là, on voit très bien que les différentes factions vont se livrer une guerre à mort. Les uns et les autres voient seulement les différents glacis communautaires qui vont peut-être se faire valoir pour être à la place de l’autre. Mais il n’y a pas que cela. Il y a aussi un ensemble de personnalités, de personnages qui vont essayer de faire main basse sur ce pouvoir afin de le gérer, afin d’assurer une forme de continuum de ce qui s’est passé jusque là. Ce sera le moment pour chacun des dauphins de proclamer, d’estimer que son moment est venu. Il existe un processus constitutionnel de remplacement au niveau de la tête de l’Etat, mais si vous interrogez tout le monde, c’est un scénario que personne n’envisage, parce d’un point de vue pratique on voit bien que c’est quelque chose d’absolument compliqué. Donc quel que soit le cas de figure que l’on prend, on se rend compte qu’il y a quelque chose d’absolument dramatique qui se profile à l’horizon et c’est cela qui fait mal. Sauf si dans un élan de grande maturité le peuple camerounais se dit, non il faut que les choses se passent bien. Quand on parle du peuple camerounais, de qui est-ce qu’on parle ? Vous voyez bien que même les analystes les plus pointus sont incapables de dire quoi que ce soit. L’une des figures les plus emblématiques de ce système, Jacques Fame Ndongo, a parlé un jour de futurologue. Je pense qu’il s’agit de cela, aucun futurologue est capable de dire quoi que ce soit de positif sur les scénarios qui vont survenir. C’est pour ça que nous pensons qu’à tout moment ça peut basculer dans l’innommable et l’inacceptable. Le Cameroun, les amis du Cameroun retiennent leur souffle à ce sujet.

Vous soutenez que Paul Biya déploie une intelligence de la survie politique. A votre avis, quelles sont les retombées de cette longévité pour le pays ?

Tout le monde a reconnu et reconnaît désormais à Paul Biya une qualité et une seule, sa capacité à survivre politiquement. Tout a commencé au tout début. S’échapper des griffes de Ahmadou Ahidjo, qui n’était pas quelque chose d’aisé. Lors des années de braise en 90, il a pu s’en tirer, malgré huit mois d’une contestation rythmée, une économie du pays complètement exangue, en donnant aux Camerounais une démocratie de façade. Et c’est cette démocratie de façade qu’il a entretenue avec des élections de façade. C’est-à-dire une démocratie mimée qui utilise les élections et les partis politiques fantoches et une fausse liberté d’expression. Il a utilisé une forme de cooptation, de corruption des élites pour continuer à rester en place. Et comme quelqu’un l’a dit dans un texte intéressant que j’ai lu dans Le Jour, Stéphane Mbafou, un Pacte de corruption lie désormais tous les Camerounais. Moi j’ajouterai un Pacte de corruption et de paresse lie les Camerounais et fait que personne ne se bat pour obtenir mieux. Nous sommes tous là à accepter ce qui se passe et le long règne de Monsieur Paul Biya continue jusqu’à l’absurdité la plus absolue. Maintenant, quelles sont les retombées de cette longévité pour le Cameroun ? On parlait de paix. Mais depuis 2014, l’arrivée de Boko Haram, immédiatement suivie de la guerre dans les régions du Nord-ouest et du Sud-ouest, la guerre oubliée de l’Adamaoua dont je parle dans mon livre, où les paisibles pasteurs dans leurs activités sont pris en otage par des bandes armées. Vous voyez bien que la nation s’est tranquillement émiettée. C’est quelque chose de durablement inquiétant. C’est cette atmosphère que j’ai voulu décrire et raconter dans cet ouvrage.

Fraudes électorales, usage policier de la Justice, verrouillage des médias publics, intimidation des journalistes, quelle est l’ampleur de ces dérives dont vous faites une  analyse détaillée ?

La fraude électorale est le principal outil utilisé par le système pour légitimer sa posture. Je consacre le chapitre 6, un long chapitre, aux différentes élections qui ont eu lieu dans ce système depuis 1992. Où il apparait, lorsqu’on épluche les différentes périodes électorales, que c’est un système de fraude qui a été mis en place et qui s’est sophistiqué au fil du long règne de Monsieur Paul Biya. Avant on se contentait de la tricherie un peu grossière, désormais c’est de plus en plus sophistiqué. Les élections sont absolument tronquées dès les origines jusqu’à la proclamation des résultats. La justice, mon Dieu, quelle justice ! Il y a un nombre d’affaires emblématiques, je ne veux pas parler de la justice quotidienne que dans les cours et tribunaux on ne peut plus obtenir, je veux parler de cette justice instrumentale et instrumentalisée qui fait que quelqu’un comme Marafa Hamidou Yaya est condamné pour complicité intellectuelle où on invente tous les jours le droit et les droits. Je veux parler d’un certain nombre de prisonniers qui sont les prisonniers du président dont on a parlé dans tout un ouvrage que vous connaissez. Les médias ont connu beaucoup de mutations. On se souvient que dans les années 90, on a eu une presse solide, combattante, combative, une presse tribunitienne qui correspondait à la prise de parole après de longues années d’enfermement. Aujourd’hui la presse est en liberté surveillée par toutes sortes de moyens. L’un des moyens de rétorsion les plus importants c’est l’empêchement de l’épanouissement économique des médias. Il y a ensuite un ensemble d’institutions qui l’une dans l’autre empêchent à la presse de dire ce qu’il se passe. Regardez, chaque fois qu’il y a ces élections, soit le gouvernement musèle absolument la presse, soit il la corrompt tout simplement. Peut-être les choses se sont mises en place en improvisant mais à la fin ça donne un ensemble d’outils, de cocktails qui maintiennent le pouvoir en place.

Quelles peuvent être les conséquences du phénomène abondamment documenté de la montée en puissance de l’armée dans les affaires civiles ?

L’utilisation de l’armée ou des armées dans les affaires civiles commence par les tribunaux militaires qui jugent les civils. On ne l’a pas suffisamment dit, mais c’est quelque chose d’absolument Inacceptable dans un pays qui se veut démocratique, que suite à un article dans un journal vous vous retrouvez devant un tribunal militaire. Dans ce pays, plusieurs confrères ont vécu cette expérience. Lorsque vous protestez sur la place publique vous êtes traduit devant le tribunal militaire. Il n’y a pas que cela. On voit qu’il y a un débordement évidemment de la sphère militaire sur les affaires civiles. On s’est même souvenu des années 90, où un général d’armée participait ouvertement aux meetings du Rdpc. C’est une situation difficile à vivre. On va parler maintenant du mélange sulfureux des « conseillers israéliens » du président de la République entre business et protection du régime. C’est difficile à accepter, c’est difficile à voir, mais c’est ainsi que cela se passe dans notre pays. Cela ne peut pas être sans conséquences sur la suite des choses. Parce que la mainmise de cette force sur les ressources du Cameroun ne va pas être relâchée ainsi sans que les gens ne pensent à leurs avantages acquis ou à acquérir.

Vous vous êtes arrêté sur des personnages comme Avi Sirvan, James Onobiono,John Fru Ndi, Christian Tumi, Adolphe Moudiki, Urbain Olanguena et quelques autres encore. Qu’’est-ce qui a milité pour leur choix ? Ont-ils quelque chose en commun ?

Les nombreux portraits qui parsèment cet ouvrage sont des encadrés, des gros plans. Nous les avons utilisés pour illustrer des situations existantes. Le portrait du colonel Avi Sirvan a pour but d’illustrer la place des Israéliens dans la défense, la vie militaire, la vie civile et la vie tout court du pays. Le portrait de James Onobiono a pour but d’illustrer la forme de mainmise et d’empêchement, de surveillance du système à l’épanouissement de la vie économique. Autrement dit, si vous voulez avancer, il faut donner des gages. Le système est prêt à empêcher un opérateur économique de s’épanouir s’il ne lui donne pas un certain nombre de gages. Le portrait de John Fru Ndi raconte son ascension et sa chute. Le portrait de John Fru Ndi raconte aussi le SDF, sa montée, sa chute. La formation politique phare des années 90 qui a été petit à petit vidée de sa substance par la corruption, les menaces, la prison et tout le reste. Le portrait du cardinal Christian Tumi est là pour illustrer les questions anglophones dans leur entièreté, les rapports de l’église catholique avec le pouvoir qui auront été assez complexes depuis le pouvoir précédent. Le portrait d’Adolphe Moudiki correspond à la question du pétrole. Monsieur Moudiki c’est également Monsieur pétrole. Urbain Olanguena correspond à l’utilisation du mensonge d’État pour réprimer durement et injustement un certain nombre de personnalités. Il y a d’autres portraits, Jean-Marie Atangana Mebara, Marafa Hamidou Yaya et même Franck Biya, pour parler de ce que j’ai appelé la tentation dynastique. Il ne faut pas oublier parmi les scénarios envisageables et envisagés, celui d’une succession à la tête de l’État par le fils, une sorte de succession biologique, si on peut ainsi dire. Donc, le portrait, je l’ai utilisé techniquement comme journaliste pour illustrer un certain nombre de situations et d’état de fait. Voilà la raison pour laquelle l’ouvrage est parsemé d’un ensemble de grands portraits. Il y a aussi de tout petits portraits qui peuvent être notables. Il y a celui de quelqu’un comme François Sengat Kuo qui après avoir servi Ahmadou Ahidjo, a servi Paul Biya et même John Fru Ndi, on oublie souvent de le dire. Je publie un document comme la lettre de démission de François Sengat Kuo qui est un résumé global de ce qu’est le Biyaisme.

Vous critiquez la gestion politique de l’économie. Que comprendre ?

Sur les questions économiques, au tout début, il y a la crise économique qui s’installe. Une fois de plus, elle est gérée dans un premier temps par l’esbroufe. Chacun se souvient de ce fameux discours de fin d’année 1985-86 dans lequel Monsieur Paul Biya dit à ses compatriotes « Nous n’irons pas au FMI ». Il le disait avec beaucoup d’assurance, mais six mois plus tard, il se retrouve devant le FMI pour demander comment il peut faire pour boucler les fins de mois de ses fonctionnaires.

Nous disons qu’il y a de la ressource, même si la crise du milieu des années 85 fut violente pour les pays dépendants d’un ensemble de produits de base comme le cacao, le café et cette baisse drastique des cours. Sur le pétrole également. Le problème c’est que les ressources existantes n’ont pas été utilisées de manière optimale. Le discours officiel a été que ce sont les conditions internationales qui font qu’il n’y a plus assez de ressources. Mais la réalité c’est que le peu de ressources existantes ont été utilisées de manière dispendieuse. Nous publions à titre d’illustration un portrait de Messi Messi et l’affaire du pillage systématique de la Société camerounaise de banque qui est un scandale absolu. Les choses auraient pu bien se passer par la suite si on avait utilisé de manière rationnelle les ressources existantes. Et si on avait protégé, encadré, valorisé les champions nationaux qui sont là, qui existent. Peut-être que James Onobiono aurait été notre Dangote national. Mais regardez en quoi on a transformé cet espoir national. Il y a sur la fin cette fameuse Émergence que l’on annonce pour 2035, tout le monde voit très que ça été un slogan y compris tout ce qui a annoncé, les Grandes ambitions, les Grands travaux, les Grandes infrastructures. Rien n’est réalisé. On va voir les ministres se succéder à la télévision pour annoncer des projets, des plans qui n’arrivent jamais. Chaque économie est forcément gérée de manière économique parce qu’il faut une vision, on ne peut pas séparer l’un de l’autre. L’économie planifiée avec les plans quinquennaux menée par Monsieur Ahmadou Ahidjo était cadrée, il y avait une forme de visibilité. Maintenant, on vous dira que c’est la Banque mondiale et les institutions de Breton Woods qui ont imposé la fin de la planification, où était l’intelligence, où était la vista, où était la personnalité de nos propres dirigeants ? C’est un peu à la petite semaine que les choses se sont passées. Un pays qui a aujourd’hui une communauté de 35 millions d’habitants ne peut pas être piloté de cette manière là. On en tirera pas grand chose et les conséquences socioéconomiques vont être dramatiques.

Le pouvoir évoque très souvent les crises économiques successives enregistrées à l’échelle internationale pour expliquer la dégradation de la situation économique du pays. Votre livre démontre qu’il s’agit avant tout de mauvais choix économiques…

Comme je l’ai dit dans la réponse à la question précédente, certes la conjoncture économique sur le dos de laquelle on met tous nos échecs, cette situation n’a pas été facile, mais dans les mêmes conditions on a vu des pays tirer leur épingle du jeu. Comparaison n’est sans doute pas raison, mais si vous prenez la Côte d’Ivoire qui a eu dix années d’une terrible guerre, s’est relevée de cette guerre et aujourd’hui a un budget trois fois supérieur à celui du Cameroun. Comment ça s’est passé ? Non, je pense que nous avons stagné de notre propre fait, du fait de la nature de nos dirigeants, je pense. La conjoncture internationale, les difficultés de tous ordres que l’on développe, elles sont là, mais nous avons juste la comparaison pour démontrer que la situation économique difficile que traverse le Cameroun est imputable uniquement à ses dirigeants.

Vous démontrez que la coupe drastique des salaires de 1993 a définitivement fait le lit de la corruption dans le pays ; cette situation est-elle irrémédiable ?

La coupe drastique des salaires de 1993 que je raconte également dans cet ouvrage a légitimé la vénalité des charges publiques. C’est à dire que le fonctionnaire, dépossédé du salaire conséquent qu’ils avaient, ont été presque poussés à la corruption par le pouvoir. La corruption sans état d’âme. Quand vous regardez certains fonctionnaire, si vous prenez un fonctionnaire de catégorie A2, mettons dans les services des régies financières de l’Etat qui a un salaire, disons de 250 000, 300 000 et même 500 000, qui doit plancher au quotidien sur des dizaines voire des centaines de millions, écoutez, pour améliorer son ordinaire, dans un premier temps il va transiger, il va entamer une transaction qui va lui permettre de gagner de l’argent. Bon seulement ça a pauperisé, ça a cassé une sort de classe moyenne qui existait, qui était faite des fonctionnaires de l’éducation, des professeurs de lycées et même des maîtres d’école de catégorie B, des fonctionnaires de la santé, de l’administration du territoire et autres. Il y avait une véritable classe moyenne qui a été complètement pauperisé. Cette baisse extrêmement sévère des salaires en 1993 a au-delà des conséquences sur le pouvoir d’achat et même les conséquences économiques, il y a eu la cassure morale et mentale qui fait qu’aujourd’hui la fonction publique camerounaise est un vaste espace de corruption. La corruption y est quelque chose de systémique et de systématique. Les opérateurs économiques sont asphyxiés, ils ne peuvent plus tenir. Donc c’est une cassure qui a eu lieu à la coupe drastique des salaires de 1993. C’est un moment fort dans le biyaïsme. C’est un moment de basculement, un point d’inflexion important dans la longue histoire du biyaïsme que je raconte.

Dans ces conditions, comment reconstruire après Biya ?

J’aime le mot reconstruire parce qu’en fait, après Paul Biya il faudra reconstruire. C’est une véritable reconstruction qu’il faudra faire. Je pense qu’il y a un véritable champ de ruines. Un champ de ruines économique, un champ de ruines politique, mais surtout un champ de ruines psychologique, parce que je pense que les Camerounais, il faut les prendre un par un et leur réapprendre la citoyenneté, leur réapprendre une façon de penser leur pays. Tout est dans la tête des gens et la manière dont les choses vont pouvoir continuer après Biya. Le travail, je l’avoue, sera titanesque, mais je crois aussi que les Camerounais sont des gens extrêmement talentueux, extrêmement dynamiques et dès que la chappe de plomb va être levée, il y aura une libération des énergies. Et cette libération des énergies peut être absolument formidable. C’est quelque chose qui peut créer un véritable boom. Les Camerounais avec la ressource qu’on a, à l’intérieur et à l’extérieur du pays peuvent facilement reprendre main. On en revient à ce que le professeur Richard Joseph a dit dernièrement concernant mon ouvrage, les Camerounais doivent se réapproprier leur pays.

Au niveau de la forme votre ouvrage est édité sous une police faible qui ne facilite pas la lecture. Pourquoi ne pas avoir fait deux volumes pour le rendre plus digeste ?

Beaucoup de gens ont critiqué le caractère difficile de la typographie de mon livre. Je pense que c’était mieux de faire plusieurs tomes. Mais je pense que dans un premier temps j’ai voulu délivrer en bloc quelque chose, puis après, les questions esthétiques vont pouvoir être réglées. Lorsqu’on fait un ouvrage comme ça, il y a un mix entre le pouvoir d’achat et la disponibilité du produit. Maintenant qu’on a l’ouvrage, il me semble qu’on aurait pu le segmenter, le présenter autrement. C’est une idée sur laquelle la maison d’édition est en train de travailler.

On sait les Camerounais plutôt rétifs à la lecture. Ce volume impressionnant ne court-il pas le risque de moisir dans les bibliothèques ?

Pourquoi il devrait moisir dans les bibliothèques ? Pas du tout ! Je suis très très flatté parce que au-delà du lectorat que je visais, je me suis rendu compte que des gens beaucoup plus jeunes, très très jeunes, j’ai vu des lecteurs de 20 ans qui apprenaient des choses, qui prenaient l’ouvrage de leurs parents, qui faisaient des remarques. J’ai des gens qui m’ont appelé pour me dire : j’ai acheté cet ouvrage, mais ma fille ne le quitte plus, ma fille qui est adolescente, 19 – 20 ans, des jeunes qui sont en train de s’éveiller à la vie politique du Cameroun… C’est un ouvrage qui n’est pas fait pour aujourd’hui seulement. Il est également fait pour demain, parce que cette longue traversée devait être consignée quelque part. T si, la foi, j’ai pu faire quelque chose dans ce sens, c’est intéressant.

Vous êtes actuellement exilé aux Etats-Unis comment avez-vous procédé pour effectuer la collecte de terrain ?

Disons que déjà la documentation que j’ai ici à la Northwestern University, grâce à la puissante bibliothèque du xx office Center. Le xxx c’est la bibliothèque la plus importante au monde sur la vie africaine. C’est une bibliothèque dans laquelle il y a tout ce qui a été publié de sensé en Afrique. J’y ai retrouvé la collection entière d’un journal comme Challenge Hebdo, d’un journal comme Le Messager des années 90 et plus près de nous, je parle de Mutations. Toutes ces collections de journaux y sont. Donc j’avais déjà avec moi, je ne parle pas des livres, tout ce que les Camerounais ont publié pendant cette période était disponible dans cette librairie. Maintenant, sur le terrain, et je leur dis encore merci, pendant toutes mes années de journalisme au Cameroun, j’ai eu une belle relation avec des journalistes et des personnes dans le monde politique et économique. Donc sur chaque question camerounaise, je connais le journaliste ou la personne ressource la plus outillée pour en parler. Et grâce à mes contacts sur le terrain, au pays, grâce à la magie également des outils de communication d’aujourd’hui, notamment la messagerie WhatsApp et le reste, j’ai pu faire ce travail de terrain. Je sais envoyer un journaliste sur le terrain et je sais lui demander ce dont j’ai besoin en terme de collecte des informations. J’ai été pendant longtemps rédacteur en chef. Voilà un peu à peu près comment sur un ensemble de questions j’ai pu travailler sur le terrain et faire un livre vivant. Parce que beaucoup de personnes, tout le monde dit que ce livre est un livre où les choses sont dites de manière assez vivante. Je pense que c’est grâce à la qualité du matériau que nous avons pu trouver sur le terrain. Je pense que c’est mon relationnel qui a travaillé là-bas.

Votre livre est une espèce photographie journalistique des années Biya. Il peut aussi se lire comme une entrée tonitruante dans le monde politique. Etes-vous définitivement rentré dans l’arène militante ? Etes-vous un militant assumé du MRC ?

Je ne sais pas où est la limite. Pour l’instant, je ne sais pas où est la limite, dans un pays comme le nôtre, entre l’arène militante et assumer son appartenance à un parti politique. J’assume mon appartenance au courant qui milite pour un Cameroun où le pouvoir fait attention aux populations, à leur vie quotidienne, à leurs droits fondamentaux et un pays qui donne un rêve. Mon parti politique c’est celui-là. Si ça correspond à ce que le MRC vend aux Camerounais, Ok. Mais je n’ai pas encore troqué ma carte de presse contre la carte d’un parti. Pour le moment ce que je dis correspond à la simple posture que j’ai. Simple entre guillemets. Un travail comme celui que je viens de faire devait être fait par quelqu’un. Si c’est tombé sur moi m, je l’acquiesce. C’est un travail qui ne pouvait pas être fait sans qu’il n’y ait cette inclination, disant les choses de façon à ce qu’elles puissent être entendues, mais également comprises. Et comprises dans un certain sens, le sens d’un Cameroun meilleur.

Vous consacrez une partie essentielle à l’émigration et la fuite des cerveaux au Cameroun. Aujourd’hui en exil comment appréciez-vous ce phénomène ?

Je consacre tout un chapitre à ce que j’ai appelé la centrifugeuse. Partir du Cameroun à tout prix. Je pense que nous sommes dans une situation véritablement dramatique. Il n’est jusqu’au président du Gecam qui ne se soit exprimé sur la question, pour dire que de moins en moins on a de la ressource humaine au Cameroun parce que toute la ressource émigre. Et l’exil des Camerounais n’est pas toujours lié à des raisons politiques. Le Camerounais n’a plus de rêve. Je prends le cas de cet employé d’une société brassicole qui a un salaire plus ou moins acceptable, qui a quitté le Cameroun et que je rencontre quotidiennement ici à Chicago. Au Cameroun il avait déjà de quoi largement bien vivre. Mais il m’a dit lorsque je lui ai posé la question, que la difficulté à avoir de l’électricité chez lui, la difficulté à monter dans sa voiture et à rouler tranquillement pour aller à son lieu de service, la difficulté à pouvoir sortir samedi et aller dans un endroit culturel où il peut acheter un livre et un journal. La seule distraction qui s’offre à lui c’est de s’ennivrer et d’aller s’asseoir avec des amis. La difficulté pour lui d’amener ses enfants dans endroit à peu près potable pour les distraire, ça a fait que il pense qu’il mérite mieux. Ses enfants aussi. Ça traduit ce mal être généralisé. Pourtant toutes ces personnes qui sont parties gardent leur âme au Cameroun. J’aimerais prendre ce que j’ai entendu dans une interview de Célestin Monga. Il disait qu’il réside aux États-Unis, mais il vit au Cameroun. Nous résidons aux États-Unis, en France ou en Russie, mais nous vivons au Cameroun. C’est dans notre pays que notre cœur bat. Nous voulons tous rentrer dans notre pays. J’ai apporté notre petite contribution à créer un espace de vie et d’épanouissement. On a un empêchement clair des autorités en place. Un empêchement qui commence dès l’aéroport de Yaoundé ou de Douala, avec le face à face que vous avez premièrement avec le policier, deuxièmement avec le douanier et troisièmement, quand vous êtes dehors, avec le gendarme. Quand vous arrivez à la maison vous n’avez pas d’électricité et le lendemain matin vous êtes en butte avec l’agent de Camwater où je ne sais pas quoi. On peut créer aussi un pays où les choses vont tranquillement, proprement. Un pays où il peut être agréable de vivre.

Votre livre donne accès à des documents exclusifs jusqu’ici classifiés comment les avez-vous obtenus ?

Il était important pour moi de ressortir avec de la documentation. Il y a des documents qui existaient quelque part et des documents aussi que j’ai essayé de reconstituer moi-même, comme cette liste des prisonniers de la crise anglophone. Vous savez, je suis d’abord journaliste avant d’être quoi que ce soit. C’était important pour moi que ce livre ait un ensemble de choses qui illustrent ce que je suis en train de dire. Il était important pour moi d’avoir ces documents. Je les ai trouvés où ils étaient. Si ça peut apporter de la richesse à cet ouvrage, ce n’est pas plus mal. Il y a plusieurs entrées dans ce livre. Ceux qui veulent trouver des documents vont trouver les documents. Ceux qui veulent trouver des portraits, ils vont les trouver. Ceux qui veulent les résultats des élections ils vont les trouver… Documenter c’était l’un des buts de cet ouvrage. J’espère que je m’en suis tiré de manière notable et que les lecteurs apprécieront. Ces documents c’est la valeur ajoutée que j’ai voulu apporter à cet ouvrage.

Vous fournissez un récit poignant et presque intime des années dites de braise au Cameroun. Le pays a-t-il suffisamment tiré profit de ce moment crucial de son histoire ?

Les années de braise, je les ai fait raconter de l’extérieur par les acteurs importants de l’affaire Mboua Massock, mais surtout Djeukam Tchameni qui raconte par le détail comment les choses avaient été menées à l’époque. Pour moi également ces témoignages de première main sont importants. Il est important que ces témoignages de première main soient consignés dans un ouvrage comme celui-là pour l’histoire, afin qu’ils soient racontés par ceux qui l’ont faite. C’était l’un de mes plus grands soucis dans cet ouvrage, que ces acteurs qui sont encore vivants puissent laisser des témoignages. Maintenant, les leçons de ce qui s’est passé, c’est qu’en 1990, on a fait plier ce pouvoir, mais il a pu échapper. Je pense que c’est ce pouvoir organisé qui en a retenu les leçons et qui les applique le plus. Je pense que le pouvoir est plus méthodique que le peuple, entre guillemets, qui est plus évanescent et plus disparate. Les jeunes qui en 1990 poussaient, aujourd’hui c’est des vieillards. Je le dis parce que l’un des leaders de l contestation de 1990, lorsque je faisais les entretiens pour l’ouvrage je suis allé vers lui, il m’a dit « tu sais, aujourd’hui j’ai déjà dépassé les 70 ans. Si les jeunes de maintenant ne veulent pas s’engager, c’est leur problème. Ils sont dans les bars à l’heure où nous étions sur les barricades. Les autres veulent voir leurs enfants grandir, moi aussi je veux voir mes petits enfants grandir ». Je pense que le peuple camerounais a peu retenu des années 90, mais le pouvoir en place, lui, en a tiré des leçons et ce sont celles-là qui lui ont donné la tactique, la stratégie pour pouvoir tenir jusqu’aujourd’hui.

La presse a elle-même connu une mutation importante sous le règne de Paul Biya. A-t-on encore besoin d’une presse militante au Cameroun ?

Une presse qui rend compte est déjà militante. Le militantisme de la presse est déjà assez fort. C’est à dire être un journal qui rend compte, c’est déjà être militant. Le militantisme commence à la conférence de rédaction sur le choix des sujets dont il faut rendre compte. Donc pour moi, le journalisme est déjà tout seul un engagement. Lorsque vous arrivez en conférence de rédaction et que vous choisissez de travailler sur le meurtre d’un petit garçon dans un quartier par un adulte, plutôt qu’un énième séminaire qui va se dérouler au palais des congrès, vous avez déjà milité. Le journalisme pour moi c’est un engagement perpétuel. Il n’y a pas de journalisme sans engagement. Le journalisme ce n’est pas de l’art pour l’art. D’ailleurs ce n’est même pas un art. Le journalisme c’est un ensemble de techniques qui sont au service de la vérité du compte rendu, mais qui sont également la défense de la veuve et de l’orphelin. Oui, on a besoin d’une presse engagée pour un Cameroun meilleur.

L’affaire Martinez Zogo qui vous a forcé à l’exil ouvre-t-elle un nouveau chapitre dans la répression des libertés au Cameroun ?

Oui, l’affaire Martinez Zogo que j’évoque sous forme de révolte et d’amertume, parce que ce monsieur, personne en tout cas ne mérite ce qui lui est arrivé. C’est assez inédit ce qui s’est passé. Je pense que cet événement inaugure la période des intimidations et des exécutions capitales, qui rend l’exercice du journalisme encore plus que complexe, plus que difficile dans notre pays. C’est dramatique parce que ça fait que le journalisme est un métier qui comporte un certain nombre de dangers dans notre pays.

Propos recueillis par Jules Romuald Nkonlak  pour Le Jour

Leave a comment

Send a Comment

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.